États-Unis : fractures d’hier et d’aujourd’hui

https://www.arte.tv/fr/videos/108458-021-A/le-dessous-des-cartes/

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Ravie d’en trouver pour ce nouveau numéro du Dessous des cartes. Aujourd’hui, on prend la direction des États-Unis en commençant par cette image.
Novembre 2016, la Maison Blanche et la passation de pouvoir que peu d’observateurs avaient vu venir. Le premier président noir de l’histoire américaine, le démocrate Barack Obama, actant la défaite d’Hillary Clinton et remettant les clés de la première puissance du monde au milliardaire républicain Donald Trump après une campagne folle marquée par de nombreux dérapages. Une élection soulignant comme jamais des États Désunis. Une Amérique coupée en deux qu’on retrouve également dans les derniers scrutins. Novembre 2020, Joe Biden élu de peu. Lors des mid-terms de novembre 2022, le Sénat sauvé in extremis par les démocrates. Bref, une égalité quasi statistique désormais entre les deux Amériques où tout se joue donc sur le fil et dans un climat de grandes tensions. L’occasion pour nous d’essayer de comprendre d’où viennent ces fractures. De l’installation des premiers colons, à la guerre de Sécession jusqu’au débat actuel sur l’avortement, on va se demander si les Américains ne rejouent pas au fond, régulièrement, des divisions qui, on va le voir, viennent de loin, sortons nos cartes.

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Commençons en 1607, lorsque 104 hommes débarquent en Virginie à un lieu qu’ils nomment Jamestown. En 1620, plus au nord, Plymouth est fondée par les colons débarqués du célèbre Mayflower. Très vite, ces deux colonies vont évoluer de façon différente. Au Sud, la Virginie est caractérisée par une économie de plantations et une population majoritairement masculine. Le climat est chaud et les sols fertiles. La religion officielle est la religion anglicane. Au Nord, la Nouvelle Angleterre est fondée par des colons en rupture avec l’église d’Angleterre. On y recense une immigration familiale et l’économie tournée vers la pêche, l’exploitation forestière et le commerce. D’environ 250.000 habitants en 1700, la population va atteindre les 2,5 millions en 1776. Cette pression démographique s’accompagne d’une poussée vers l’intérieur des terres, mais en 1763, la Couronne édicte une ligne au-delà de laquelle les colons ne peuvent pas s’installer. À cela s’ajoute une pression fiscale imposée par l’Angleterre. La société coloniale se divise alors entre les partisans de la Résistance à Londres, les loyalistes, et une majorité des indécis. La guerre contre l’Angleterre va durer de 1775 à 1783, mais l’indépendance est proclamée dès le 4 juillet 1776. Une Indépendance qui aurait dû cimenter cette jeune nation, mais à l’inverse, deux tendances se dessinent.

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Les partisans d’un État fédéral fort et ceux qui défendent au contraire le droit des États. En 1787, une nouvelle constitution établit une fédération qui tente d’équilibrer les pouvoirs entre les États fédérés et l’État fédéral. Dès lors, la conquête de l’ensemble du continent démarre, une expansion qui, bien que glorifiée, porte déjà en elle les maux du futur. Une opposition Nord-Sud se creuse du fait de leur développement à des rythmes différents. Au Nord, en effet, l’industrialisation est rapide et concentrée. Le Sud, lui, s’étend et devient producteur, notamment, de coton. La population se divise. Il y a d’une part les esclaves 700.000 en 1790, 4 millions en 1860, et d’autre part les esclavagistes et les anti esclavagistes ou abolitionnistes. Des abolitionnistes qui s’emploient, entre autres, à exfiltrer des états esclavagistes, les esclaves fugitifs. Cette opposition aboutit à la guerre de Sécession, une guerre civile qui durera de 1861 à 1865, avec plus de 750.000 morts, soit 2% de la population. Le Nord va gagner la guerre, mais pas la paix. Le Sud, ravagé, reste occupé militairement pendant 12 années et les progrès sont minces. À l’esclavage, succède la ségrégation. La fin de la conquête du continent se fait par l’exploitation de l’Ouest.

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Mise en place de voies de communication et exploitation des ressources, cette conquête se fait aussi sur le déracinement et l’enfermement dans des réserves du peuple amérindien. Par ailleurs, le pays fait face à une immigration considérable. La population, qui avait déjà triplé entre 1820 et 1860, triple à nouveau entre 1860 et 1910. Cette immigration suscite des réactions hostiles des Américains qui se considèrent d’origine les WASP, White Anglo Saxon Protestants, et qui rejettent en masse ces nouveaux arrivants. À l’ouest, l’immigration chinoise, bien que minoritaire, est à l’origine de la première loi migratoire, le Chinese Exclusion Act de 1882. À l’est, le centre d’Ellis Island est créé en 1892 et l’entrée dans le pays est conditionnée au passage d’un test de lecture. On l’aura compris, les États-Unis se sont construits sur de fortes divisions. C’est aussi cette capacité à les surmonter qui a cimenté l’esprit et la fierté des Américains. Pourtant, ces divisions historiques se retrouvent encore aujourd’hui et c’est ce qu’on va voir maintenant en nous projetant directement en 2016 dans l’Amérique de Donald Trump. C’est à la surprise générale que le milliardaire de Floride est élu. Constat immédiat, Trump bénéficie du clivage origine entre le Nord et le Sud.

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Ainsi, les États du Sud, qui ont voté pour lui, sont ceux qui pratiquaient autrefois la ségrégation raciale. Mais fait nouveau, la victoire de Trump s’est aussi jouée à quelques milliers de voix dans les bastions historiquement démocrates de ce que l’on appelle la Rust Belt, c’est à dire la ceinture de rouille, région industrielle en fort déclin. L’élection de Trump donne aussi à voir un pays scindé entre une Amérique plus rurale, plus conservatrice et un pays plus urbain tourné vers le progrès. Une division entre le centre et les côtes. En effet, sur les 333 millions d’habitants que compte le pays, près de 250 millions vivent dans des zones urbaines ou à proximité. Et c’est dans la plupart de ces grandes villes que se trouve le vote démocrate. Une division du pays que l’on retrouve aussi avec un autre marqueur fort de la société américaine, la réglementation de l’avortement. Mais avant d’aller plus loin dans l’étude de cette carte, arrêtons-nous un instant sur la Cour Suprême, héritage de la Constitution de 1787. Il s’agit de la plus haute juridiction du pays et depuis 1869, elle compte neuf membres désignés à vie par le président. Ce dernier est censé choisir une personnalité avec qui il partage des affinités politiques et idéologiques, mais aussi suffisamment modérées pour que soit garantie l’équilibre des pouvoirs.

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Sauf que durant son mandat, Trump a désigné trois des neuf juges qui siègent actuellement à la Cour suprême, trois juges ultra conservateurs qui font durablement basculer la Cour. Ainsi, le 24 juin 2022, l’une des premières décisions de cette Cour a été le renversement de la jurisprudence Roe versus Wade de 1973. Conséquence, ce sont désormais les États qui légifèrent sur le droit à l’avortement, lequel n’est plus protégé au niveau fédéral. Regardez cette carte. On peut y voir les États qui ont interdit ou très fortement restreint depuis l’avortement, voire qui l’ont criminalisé. Ainsi, en Oklahoma, en plus de son interdiction, toute personne ayant pratiqué l’IVG ou tenté de le faire s’expose à une peine pouvant s’élever à 10 ans d’emprisonnement et 100.000 dollars d’amende. Inversement, la Californie et l’Oregon sur la Côte West et les États de la côte nord est ont décidé de protéger l’accès à l’avortement. Ce clivage, socio géographique traditionnel est malgré tout en train d’évoluer, notamment dans des États traditionnellement républicains, mais à fortes populations étrangères. C’est ce qu’on a pu observer à l’occasion de la lutte contre la politique anti-immigration clandestine de Trump. Entre 2017 et 2020, des comtés, des villes et des États se sont déclarés sanctuaires, c’est à dire refusant de collaborer avec l’Agence d’État chargée d’appréhender les sans-papiers.

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Dans cette lutte, on retrouve bien sûr les États démocrates côtiers ainsi que le Nouveau Mexique et le Colorado, traditionnellement démocrates. Mais on trouve également la Floride et c’est un fait nouveau. Bien que traditionnellement républicaine, la Floride est aussi un État à forte population étrangère. Et ce métissage entraîne des comportements sociaux, électoraux et politiques nouveaux. D’ailleurs, dans sa globalité, cette carte des sanctuaires, regardez, recoupe celle de 2019 sur la part de populations nées à l’étranger. Arrêtons-nous sur ce métissage de la société américaine. Les États-Unis, on l’a vu, sont une nation d’immigrants. Entre 1960 et 2022, on compte plus de 65 millions d’immigrants, principalement d’Amérique latine et d’Asie. En résulte, une profonde transformation du pays, qui passe d’une population majoritairement blanche, enracinée, à une société diversifiée, faite de plusieurs minorités et qui font bouger les divisions traditionnelles. Ce terme de minorité, il fait référence à quatre grands groupes. Les Hispaniques, presque 19% de la population, les Afro américains, 12%, les Asiatiques et insulaires du Pacifique, 8%et les Amérindiens et autochtones d’Alaska, 1%. Dans certaines zones, l’une ou l’autre minorité est dominante, de même que dans certaines villes, ainsi la minorité asiatique à Seattle ou à Portland ou hispanique à Austin, San Antonio et Houston.

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D’ailleurs, entre 1990 et 2020, la croissance la plus rapide est celle des Hispaniques, avec +23%. Enfin, il y a des débats qui font exploser tous ces clivages de la société américaine. Celle des mobilisations massives du mouvement Black Lives Matter, née en 2013 pour dénoncer le racisme envers les Noirs et qui faisait suite à l’acquittement de l’assassin d’un adolescent noir, Trayvon Martin. Entre mai et octobre 2020, environ 15 à 26 millions de personnes participent sur l’ensemble du territoire aux manifestations liées à la mort de George Floyd. Cela fait de ces protestations le plus grand mouvement de l’histoire du pays. Le mouvement des droits civiques des années 1960 était resté beaucoup plus modeste en nombre de manifestants. Clivage ancestral entre le Nord et le Sud, division entre l’Amérique du Centre et l’Amérique des côtes. On voit bien à travers le temps comment se sont structurés ces clivages sociogéographiques des États-Unis. Même si, on l’a dit, ces clivages évoluent aussi au gré du métissage de la société américaine. Il est enfin aujourd’hui une ultime fracture, sans doute la plus inquiétante, celle qui place désormais, en dehors du jeu démocratique, une certaine frange de l’Amérique, très active sur les réseaux sociaux, notamment.

[11:17] – Emilie
Des Américains qui ne respectent plus le verdict des urnes, ne croient plus les médias traditionnels, adhèrent à des théories du complot. Ceux qui, le 6 janvier 2021, ont pris d’assaut le Capitole, faisant vaciller comme jamais la démocratie américaine.

[11:32] – Emilie
Nous avons préparé avec lui cette émission le spécialiste de la Société de la politique américaine. Jean Éric Brana publie cette géopolitique des États-Unis chez PUF.

 

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