[00:01] – Orateur
France Musique. Le journal intime de Frédéric Chopin.
[00:34] – Chopin
Chapitre six. Je suis dans des mondes étranges. 27 octobre 1838, 6 h du soir.
[00:54] – Chopin
Me voici dans la malle poste. Je quitte Paris pour Perpignan. J’ai quatre nuits et quatre jours pour retrouver l’Aurore, ses enfants, Maurice et Solange et la domestique, Amélie. A mon arrivée, on m’a trouvé frais comme une rose et rose comme un navet bien portant d’ailleurs. Mon endurance a beaucoup impressionné.
[01:23] – Chopin
1ᵉʳ novembre. Mon cher Jemawalexyz qui s’inquiétait de ma santé durant ce périple, est à présent rassuré. George ajoute ces mots à ma lettre.
[01:39] – George/ Aurore
Cher, cher, cher, quel bonheur !
[01:43] – George/ Aurore
Il est ici et bien portant. Il prétend qu’il n’est même pas fatigué après quatre nuits de voiture. Il a bien dormi et ce matin, il a bonne mine. Sans le regret de vous avoir laissé si loin, je serais aujourd’hui plus heureuse que je ne l’ai jamais été.
[02:12] – Chopin
7 novembre, 5 h du soir. Après avoir rejoint Barcelone sur le Phénicien, nous voguons à présent sur El Majorquin, direction Palma, capitale et port principal de l’île espagnole de Majorque. Nous découvrons au petit matin les côtes escarpées de cette île. La Méditerranée est étincelante. Une douce chaleur nous enveloppe immédiatement. Décidément, Paris et ses cancans me semblent bien loin.
[03:06] – Chopin
15 novembre, je suis à Palma, au milieu des palmiers, des cèdres, des cactus, des oliviers, des orangers, des citronniers, des aloès, des figuiers, des grenadiers, enfin de tous les arbres que possèdent les serres du jardin, des plantes. Du soleil, toute la journée, tout le monde est vêtu comme en été, car il fait chaud. La nuit, on entend des chants et le son des guitares pendant des heures entières. Il faut que Fontana remette à Jemawalexyz les lettres de mes parents et qu’il prévienne Pleyel que je lui envoie bientôt mes préludes, s’il pouvait lui rendre une petite visite, car le piano n’est toujours pas arrivé.
[03:43] – Chopin
J’ai emprunté un instrument dans le voisinage, mais sa sonorité est épouvantable. J’ai tout de même l’idée d’une nouvelle mazurka.
[03:53] – Chopin
3 décembre 1838. Je toussote, je tousse, je crache du sang. Je n’ai encore reçu aucune lettre de mon tendre ami, Jemawalexyz. Ce pays est diabolique. La nature est bienfaisante, mais les hommes sont des voleurs. Le ciel est beau, mais la terre est noire comme mon cœur. Nous parlons souvent de lui avec Belle mon Aurore. La voici qui ajoute ces mots à ma lettre.
[04:26] – George/ Aurore
Cher. Recevez-vous nos lettres ? Nous sommes inquiets et tristes de votre silence. Chopin a été assez souffrant ces jours derniers. Il est beaucoup mieux, mais il souffre un peu des variations de la température qui sont fréquentes ici. Veuille, la Providence veillait sur nous, car il n’y a ni médecin ni médecine. L’absence de piano m’afflige beaucoup pour le petit. Il en a loué un indigène qui l’irrite plus qu’il ne le soulage. Malgré tout, il travaille. Nous allons dans trois jours habiter notre belle Chartreuse dans un site magnifique. Nous avons acheté un mobilier et nous voici propriétaires à Majorque. Hélas, je ne peux travailler encore. Nous ne sommes pas installés, nous n’avons ni ânes, ni domestiques, ni eau, ni feu, ni moyen sûr d’envoyer les manuscrits. Moyennant quoi je fais la cuisine, au lieu de faire de la littérature.
[05:34] – Chopin
14 décembre 1838. Je n’ai aucune lettre des miens. Un malheur aurait il croisé leur chemin ? Je n’ai reçu d’autres nouvelles que celle de l’embarquement de mon piano le 1ᵉʳ décembre à Marseille. Il est à bord d’un bateau marchand. Je ne vais donc pas le recevoir avant mon départ comme je le souhaitais. En attendant mes manuscrits sommeille en moi. Je ne puis dormir. Je rêve musique. Quand il ne pleut pas, les nuages passent sur notre chartreuse. Ils s’infiltrent dans l’air et dans les murs en laissant une épouvantable humidité poisseuse. Je ne me remets pas de ma bronchite. Je tousse et la fièvre ne me quitte plus. Je suis couvert de cataplasmes. J’attends le printemps ou quelque chose d’autre.
[06:45] – Chopin
28 décembre 1838. Chartreuse de Vall de Mossa. Je survis entre les rochers et la mer, dans une cellule d’une immense chartreuse abandonnée. Les portes sont plus grandes qu’aucune porte cochère de Paris. Je suis là, sans frisure ni gants, blanc et pâle, comme toujours. Ma cellule a la forme d’un grand cercueil avec une énorme voûte poussiéreuse.
[07:11] – Chopin
J’ai une petite fenêtre qui donne sur les orangers, les palmiers et les cyprès du jardin. Face à la fenêtre, il y a mon lit et à côté du lit, un vieil intouchable, une sorte de pupitre carré, malcommode pour écrire. Un chandelier de plomb est posé dessus avec une bougie. Un grand luxe pour ici. Mais surtout, sur ce pupitre trône le clavier bien tempéré de Bach. Silence. On peut crier. Silence encore. Mais quinte de toux me cloue au lit. Mon Aurore qui s’occupe de moi, des courses, des repas et de l’éducation de ses enfants. Tout est difficile ici. Les gens du pays ne nous aiment pas et nous le font bien comprendre. Notre mode de vie choque. Nous ne sommes pas mari et femme, n’allons pas à la messe le dimanche. Je passe mes journées au piano et elle passe ses nuits à écrire et à fumer.
[08:46] – Chopin
12 janvier 1839. Ma santé est un peu meilleure. J’envoie enfin mes préludes à mon fidèle Fontana. Je lui ai promis d’ici quelques semaines une balade, un scherzo et des polonaises. Je ne lui ai pas dit, mais je l’ai lu, dédicacé. Je veux le remercier de tout ce qu’il a fait pour moi en mon absence.
[09:08] – Chopin
20 janvier 1839, le piano est arrivé. Ou plutôt le pianoino. Je vis à présent dans ma cellule, aux sons de mes rêves fantastiques et de mes larmes. George est parti avec les enfants. Il aime se promener de longues heures. Belle se languit de la maison de sa grand-mère, son cher Nohant. Je n’ai plus la force de marcher. Je reste seul. La pluie tombe violemment et ne sont pas encore rentrée. Quel déluge ! L’orage fracasse la nature. Les éclairs transpercent ma cellule. C’est terrifiant. Je suis mort d’inquiétude. Je n’ai toujours aucune nouvelle de ma famille.
[10:06] – Chopin
13 février, 9 h du matin. Trois mois sur cette île de malheur. Il n’est pas question d’attendre le printemps, ni même une semaine de plus. Nous embarquons sur El Majorquin qui retourne à Barcelone. Je n’en crois pas mes yeux. Nous devons faire la traversée avec une cargaison de cochons. Leurs cris et leur odeur sont une infection. Nous restons enfermés dans notre cabine pour la nuit. Qui d’eux ou de moi aura le plus le mal de mer ?
[11:10] – Orateur
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